Scènes

Jazzfest Berlin rassemble et partage 🇩🇪

La 61e édition du festival allemand a ouvert en grand les portes du jazz.


© Fabian Schellhorn

Le festival de Berlin s’est ouvert en 1964 et, profitant de son passage dans la capitale, a proposé à Martin Luther King Jr. de prononcer le discours d’ouverture. On a vu des fées moins iconiques se pencher sur d’autres berceaux. Pour fêter le 60e anniversaire du festival, un feu d’artifice de propositions artistiques, scientifiques, historiques et sociales a éclaté, en plein jour.

Community Lab Moabit © Lea Hopp

Un volet important a été le projet intitulé Jazzfest Community Lab Moabit, dans le cadre duquel les artistes du festival ont proposé des concerts et des ateliers dans le quartier de Moabit, un îlot au sens propre, où vivent de nombreuses personnes issues de l’immigration. Les nombreuses interventions artistiques et les rencontres du Community Lab Moabit ont attiré plus de 1400 personnes en plus des 350 participants. Le point d’orgue s’est tenu dans l’Église Réformée avec un enchaînement de prestations musicales par des groupes formés d’habitant·es et de musicien·nes professionnel·les. On a pu entendre Alexander Hawkins et Sofia Jernberg en duo, des enfants, des orchestres kurdes et maghrébins, une puissante acmé musicale avec l’orchestre d’Otomo Yoshihide, Michael Griener… Un concert d’adieu après une semaine de travail et de rencontres. Un moment inoubliable.

un équilibre des genres, des âges et des identités.

Concernant l’histoire et la recherche, le festival a ouvert ses archives à des chercheurs, dont George Lewis, la musicienne et universitaire Kristin McGee et le collaborateur de DownBeat John Corbett, qui ont présenté des conférences et publié des articles dans le programme du festival. Une exposition de photographies des concerts passés, des films en visionnage et de nombreuses discussions ont ponctué les moments entre les concerts. Un programme dense mais qui a su trouver son public puisque les chiffres parlent : plus de 9 000 personnes âgées de 6 à 85 ans ont assisté aux concerts, jam sessions et événements gratuits organisés par le laboratoire de recherche.
La programmation a une nouvelle fois fait montre d’une volonté de sa directrice artistique Nadin Deventer d’aller du plus historique au plus émergent, en respectant un équilibre des genres, des âges et des identités.

Joachim Kühn, Thibault Cellier et Sylvain Darrifourcq © Fabian Schellhorn

Ainsi, la pianiste Marilyn Crispell (77 ans) est venue en solo, percussif, poétique et mélodique, très ravélien parfois. Puis c’est le saxophoniste ténor Joe McPhee (85 ans), portant un sweat-shirt AC/DC, qui a déclamé ses odes à John Coltrane en spoken word par-dessus le fantastique trio Decoy (John Edwards, contrebasse - Steve Noble, batterie et Alexander Hawkins, Hammond B-3). Improvisations bourrées de blues à en exploser, sons roulants et sales, cette sorte de musique d’église païenne était le support parfait pour les élucubrations de l’octogénaire.
Le pianiste Joachim Kühn (80 ans) est venu présenter un trio avec Thibault Cellier à la contrebasse et Sylvain Darrifourcq à la batterie. Alors que le pianiste avait annoncé ne plus jouer, il rencontre Thibault Cellier lors d’un festival et celui-ci lui propose d’enregistrer en trio. Les répétitions et l’enregistrement se font à Ibiza et pour la sortie du disque, il remonte sur scène à Berlin pour jouer une musique lumineuse et torrentielle, pleine de propositions bourgeonnantes. Le pianiste allemand semble aussi frais que ses deux camarades ravis et extatiques. Sur la scène de Berlin, Kühn explique au public que c’est ici qu’il considère que sa carrière a commencé, il y a 58 ans, parce que ce même public l’avait ovationné et poussé à se surpasser. La salle s’est levée pour demander un bis, chose rare ici.

Kris Davis © Fabian Schellhorn

La pianiste canadienne Kris Davis et son Diatom Ribbons jouent en demi-cercle sur scène à égale distance. La musique mélange l’acoustique et l’électronique, l’équilibre entre les instruments est parfait et cette musique joue sur les silences et les structures flottantes. Les bribes de phrases musicales sont lancées, manipulées, abandonnées puis reprises plus loin. Une fois de plus, Kris Davis est à l’origine d’un magnifique concert. Sa collègue suisse Sylvie Courvoisier (elles ont d’ailleurs déjà joué en duo) a proposé un nouveau projet en s’associant avec la vibraphoniste Patricia Brennan. Ce sont plein de petites formes courtes qui s’enchaînent avec contraste. La paire piano/vibraphone est magnifique et le batteur Dan Weiss délicat au possible.

La batteuse coréenne et résidente d’Amsterdam Sun-Mi Hong présentait le BIDA Orchestra, une machine grandiose et internationale (Jozef Dumoulin – claviers, piano ; John Edwards – basse ; Mette Rasmussen – saxophone alto ; John Dikeman – saxophones ténor /baryton ; Alistair Payne – trompette). Très attendu, ce concert restera pour moi une élégie à mon ami et collaborateur Philippe Méziat dont j’apprends le décès au moment même où commence ce concert. La musique devient alors impalpable et forme comme un cocon. J’en garde un souvenir de flottement agréable, uniquement.

Mette Rasmussen © Lea Hopp

Je retrouve Mette Rasmussen au sein du quartet The Sleep of Reason Produces Monsters avec Lukas König, Gabriele Mitelli et Mariam Rezaei compactés sur la scène carrée du club Quasimodo. C’est le lieu où se terminent les soirées, par des jam sessions gratuites qui rassemblent jusqu’à 600 personnes au total. Le club est bondé chaque soir et le set du quartet est explosif, bien plus énervé et radical que lors du concert au festival Météo en août. La musique forme un vortex électronique et rythmique au-dessus duquel la saxophoniste vrombit et cisaille l’air ambiant de ses aigus caractéristiques.

Le festival se pose comme un antidote à tous les extrémismes, intégrismes et sexismes

Avec son format de trois concerts par soirées sur la grande scène de la Festspiele, le festival a aussi les moyens d’inviter des grands ensembles. Ils seront suédois par deux fois, grâce à l’implication de plus en plus affirmée dans l’élaboration du programme, du journaliste et programmateur Peter Margasak, lui-même fin connaisseur de la scène scandinave. L’Unfolding Orchestra du bassiste suédois Vilhelm Bromander et son instrumentation bigarrée a joué un ostinato alors que la saxophoniste alto Anna Högberg a dévoilé son orchestre de 12 musiciens, l’Extended Attack, avec deux basses et deux batteries, un piano préparé, un DJ et des scies musicales.
L’écriture orchestrale est savante et brouille les pistes auditives, les instruments sonnent étrangement, on cherche parfois d’où viennent les sons. Il y a des structures par épisodes, très rythmiques et d’autres moments suspendus, comme le duo de scies musicales, très onirique. C’est une très belle surprise que ce concert.

Otomo Yoshihide Special Big Band © Fabian Schellhorn

Enfin, last but not least, le big band du guitariste japonais Otomo Yoshihide a brillamment assuré le dernier show. Agitation visuelle et auditive (les musicien·nes se lèvent tour à tour pour diriger par signes certains pupitres, parfois simultanément et ainsi modifier de l’intérieur la structure générale du morceau). L’écriture est sinusoïdale, par strates et par longs coups de pinceaux, avec un volume rock et un humour irrévérencieux. Grand amateur de Rahsaan Roland Kirk – ils joueront une reprise enjouée de « Say A Little Prayer », morceau souvent joué par Kirk -, Yoshihide est dans cette veine de musiques qui embrassent tous les styles de jazz dans un chaudron bouillonnant.
Le contraste avec la prestation éteinte et ridicule du Sun Ra Arkestra (il faut savoir s’arrêter) la veille me fait penser que c’est dans ce Special Big Band japonais qu’il faut maintenant trouver l’héritage de Sun Ra, et pas ailleurs.

En parlant d’histoire et d’esthétique, le trompettiste et rapper Ryan Easter – qui jouait avec le groupe Wrens à Quasimodo – a posé la question : « Je me demande souvent ce que Miles Davis jouerait s’il était encore en vie. Je ne pense pas que ce serait des trucs comme ceux que fait le Lincoln Center… ». Wrens est composé du virtuose des claviers Elias Stemeseder - qui alterne entre synthé modulaire, clavier et piano -, du bassiste et violoncelliste Lester St. Louis et du batteur Jason Nazary (ces deux derniers étant compagnons de route de jaimie branch). Leur son très électronique s’accompagne de basses bourdonnantes, de pulsations sourdes et d’harmonies modifiées qui fournissent un socle au jeu de trompette foudroyant d’Easter. Avec les textes rap et la rythmique binaire, Wrens est la bande-son de notre époque.

Et le festival se pose alors comme un antidote à tous les extrémismes, intégrismes et sexismes en proposant un contrepied salutaire d’intelligence, de partage et d’inclusion. Quelle meilleure définition pour le jazz, son passé et son avenir ?